Qui a eu l’idée du riz en Camargue?

rizQui a eu l’idée de planter du riz en Camargue?… ou les Travailleurs indochinois pendant la guerre…

Le sort des Travailleurs indochinois, qui sont restés en France pendant toute la guerre de 1939, est devenu d’actualité, à la suite de la parution d’un ouvrage qui éveille quelques controverses chez des histoirens spécialisés1. Il n’est que justice de rétablir la vérité sur le sort de ces travailleurs, à la santé fragile, qui n’ont pas eu la possibilité d’être rapatriés dans leur pays, du fait de la rupture des voies de communications maritimes pendant cinq ans. Tous les groupes de population vivant en France pendant la guerre, ont survécu dans des conditions difficiles. Ils ont subi de terribles privations et certains sont morts de misère. Et ce drame a particulièrement frappé les Etrangers.

Mais sait-on pourtant que, responsable de ces travailleurs pendant deux ans (du printemps 1941 à mars 1943) le Commissariat à la Lutte contre le chômage de zone sud (C.L.C) va, depuis Vichy, faire son possible pour améliorer leur sort2 ? Cet organisme social, dirigé par mon père, Henri Maux, qui connaissait bien l’Indochine, prend toute une série de mesures généreuses. Ainsi, son service va tenter d’améliorer l’habillement, le logement, et l’alimentation des travailleurs, et cherche à faire reconnaître un « droit au salaire » pour tous les Etrangers. Des aumôneries sont créées et les échanges de messages sont facilités avec les familles restées au pays. La direction demande à l’encadrement, jugé trop dur, de veiller à « une plus exacte compréhension de ses devoirs et une plus constante attention aux besoins des travailleurs ». Pour les intéressés, le résultat pourra certes paraître insuffisant, mais il faut être conscient des difficultés de l’époque.

Le commissaire-adjoint du CLC de zone sud, Henri Maux, est un ingénieur des Ponts et Chaussées coloniaux qui a effectué ses débuts de carrière (1927-1935) au Cambodge et en Cochinchine. Dans cette province, Maux a pris la direction de la Circonscription d’Hydraulique agricole et de Navigation. L’hydraulique agricole est un secteur vital pour la population, car elle conditionne la culture du riz, base de toute nourriture des habitants de l’Asie des moussons. Son activité se déploie particulièrement dans la région du Transbassac. En dix-huit mois, la surface cultivée en riz est multipliée par dix, et le service va remuer autant de terre que pour le creusement du canal de Suez. A la suite de cette affectation, Maux sera considéré comme le meilleur spécialiste français en Hydraulique agricole et, lors de ses séjours en métropole, il fait plusieurs conférences sur le sujet (à X-Crise en 1936, à La Sorbonne en 1944). En Indochine, Maux laisse le souvenir d’un homme qui respecte la population (il a appris le khmer), qui déteste « l’esprit colonial » et se dit partisan de la politique d’association : il voudrait voir l’élite indochinoise prendre sa place dans le développement économique du pays. Cette attitude n’est pas courante dans les milieux coloniaux, et c’est la raison pour laquelle Maux préfère quitter l’Indochine en 1937, et poursuivre sa carrière en Chine. Il y passe deux ans, envoyé par la Société des Nations comme expert auprès du gouvernement de Chiang Kai-shek3. Il rentre en France pour ses congés, en août 1939.

Maux est nommé par le ministre du Travail, René Belin, Commissaire-adjoint à la Lutte contre le chômage de zone sud (C.L.C). Ce service social, créé le 11 octobre 1940, est rapidement bien organisé. Si bien qu’au printemps 1941, outre les chômeurs, il se voit chargé de la responsabilité des Etrangers réfugiés en zone sud. Il faut dire que le gouvernement est très embarrassé par le problème que posent les Etrangers, qui représentent 70 nationalités, et n’ont aucune ressource. Henri Maux tient aussitôt à aller visiter lui-même les camps d’hébergement d’Argelès et d’Agde que gère le ministère de l’Intérieur. Dès son retour à Vichy, il fait part de son indignation quant aux conditions de vie qu’il y a trouvées et se met en relations avec les associations caritatives présentes dans les camps. De ce jour, il s’efforcera d’améliorer le sort des Etrangers, en particulier en les extrayant des camps, pour les « diffuser » dans l’agriculture. C’est le cas pour les Espagnols, qui s’adaptent facilement aux conditions de la vie paysanne française. Le sort des Travailleurs indochinois, est plus préoccupant car ils sont fragiles et mal adaptés aux rigueurs du climat français. Groupés en cinq légions, subdivisées en compagnies d’environ deux cents hommes, ils vivent de façon précaire, soit dans des camps, soit comme ouvriers dans des salines ou des usines d’armement.

Or Maux a l’occasion, le 20 mai 1941, de survoler le delta du Rhône, en compagnie du ministre du travail René Belin. Nous le savons car, le 8 août, à Vichy, il est interviewé par un jeune journaliste de grand talent, Alexandre Vialatte, envoyé spécial du Petit Dauphiné et il lui déclare :

« Ce qui m’a frappé en rentrant en métropole, est que la France est un pays neuf…On n’évite pas cette impression lorsque l’on vient de l’étranger. Quand on survole par exemple la Crau et la Camargue… ce sont des coins où tout reste à faire. La Cochinchine a cinquante ans d’avance sur eux, pour l’hydraulique agricole par exemple…»

Le Commissaire-adjoint a donc l’idée de confier aux Travailleurs indochinois la reprise de la culture du riz, culture traditionnelle pour eux et qui leur permettrait des conditions de vie plus normales. Or si quelques essais ont bien eu lieu en Camargue, à la fin des années 1930, ce n’est qu’à petite échelle, en vue de déssaler l’eau de mer pour planter de la vigne. La paille de riz elle-même servait de fourrage. Cet apport nutritif serait le bienvenu dans une France qui meurt de faim, et où le riz ne parvient plus de l’outre-mer. Ce projet est d’ailleurs souvent évoqué dans ses conversations avec famille et amis. Il confie la responsabilité du service de la Main d’œuvre indigène (MOI) à l’administrateur des Colonies Georges Saint-Mleux, dont il connaît les qualités humaines, et à deux adjoints : Toudet et Decotton. A partir de 1941, plusieurs essais de plantation de riz sont effectués : en Crau, en Camargue et même dans la région de Clermont-Ferrand. Mais, à partir du printemps 1942, ils se focalisent sur la Camargue : la première récolte de septembre 1942 produit 800 tonnes de riz4.

Le Commissariat à la Lutte contre le Chômage est dissous fin 1942, à la suite de l’instauration du STO, et de la mésentente des responsables du C.L.C avec le ministre du travail Lagardelle, et le Commissariat aux Questions juives : ce dernier lui reproche de compter de nombreux Juifs dans ses rangs et de les protéger. Cette disparition sera très grave pour les 80.000 hommes sur lesquels veille le C.L.C et qui perdent sa protection. A Paris, où Maux s’est installé, craignant pour sa propre sécurité, il choisit une position de repli volontaire, tout en participant à divers mouvements de résistance. En 1943, il est nommé directeur du personnel du ministère des Colonies, poste qu’il accepte après beaucoup d’hésitations. Pourtant il y fera merveille ! Grâce à lui, 133 jeunes administrateurs et fonctionnaires de la France d’Outre-Mer échappent au STO, et sont envoyés dans le sud de la France, pour encadrer les travailleurs indochinois, qui souffrent de plus en plus5. Ceux-ci apprécieront cet encadrement jeune et humain, et beaucoup s’en souviendront dans leurs vieux jours. J’en veux pour preuve les souvenirs de mon ami (ancien ONS) Lê Huu Thô, le Petit Mandarin, qui vient de disparaître, et qui a écrit un délicieux livre de souvenirs6.

Pour son action envers les Juifs, Henri Maux a reçu, en 2007, le titre de « Gardien de la vie », décerné par le Consistoire central de France et son président Jean Kahn. Mais qui, chez les Indochinois, a-t-il seulement eu connaissance de l’existence et du rôle de mon père Henri Maux ?

Article de Pierre Daum dans Géo Histoire Avril – Mai 2013 n°8 p.118 à 126 : extraits de discussions avec l’auteur du Juste oublié

Quand la Camargue était vietnamienne

« Le 20 mai 1941, Maux a survolé en avion Marseille, la Camargue et la Crau, en compagnie du ministre du Travail René Belin. Il a été frappé par la ressemblance des paysages avec ceux de Cochinchine, qu’il connaissait bien, mais aussi par l’absence de plan d’envergure pour le développement de la région du delta du Rhône. Or il savait que la culture du riz pouvait trouver, en Camargue, des conditions climatiques favorables. Il décide alors d’y affecter la main – d’oeuvre indochinoise disponible »

Notes

1 Pierre Daum « Immigrés de force, les travailleurs indochinois en France 1939-1952 » Actes Sud, mai 2009
Liêm-Khé Luguern : mémoire de maîtrise « Travailleurs indochinois en France 1939-1948 » Paris X-Nanterre et Thèse d’Etat en cours à l’EHESS «Travailleurs indochinois requis pour la 2° guerre mondiale 1939-2006»
Alain Guillemin du CNRS « Les Vietnamiens à Marseille » La Découverte 2004
Henri Maux « Conférence sur l’Hydraulique agricole en Indochine » 15.2.1944 à La Ligue maritime et coloniale française. Conférence reprise à la Sorbonne un mois plus tard.
Henri Maux « Note sur les canaux mixtes de la Basse Cochinchine » janvier 1937 Bulletin de l’association internationale permanente des Congrès de Navigation
2 Antoinette Maux-Robert « La lutte contre le chômage à Vichy 1939-1945 » Lavauzelle 2002 et
3 « Le Dragon de l’Est. H. Maux dans la Chine en guerre » Champflour 1999, (publié avec le concours du ministère des Affaires étrangères.)
Communication de A. Maux-Robert à l’Académie des Sciences d’Outre-Mer  » Politique des Grands Travaux en Indochine en 1930. Les Travaux publics au Cambodge et l’Hydraulique agricole en Cochinchine »
Publié dans « Mondes et cultures » Tome LXIII 2003
4 Soulilou « Rizières en Camargue, du Mékong au Rhône » Chantiers Journal du CLC, 10 avril 1943
5 Le site de Joël Pham Travailleurs-indochinois.org est très complet
6 Lê Huu Thô « Itinéraire d’un petit mandarin » L’Harmattan 1997